Une vocation, ou pas.

Mardi.

Je vais au boulot. J’ai une boule au ventre.

Pourquoi ?

« On t’as dit que c’est super d’être dentiste. Tu l’as choisi en plus ! Tu ne l’es pas devenue par hasard. On fait exprès de devenir dentiste »

Je n’ai pas envie d’y aller.

Ça me pince sur le côté droit toute la journée. C’est nerveux.

 

Parfois les patients me demandent : « Mais comment devient-on dentiste ? »

Une question qui mélange le dégoût et l’admiration. Comment peut-on faire ce métier ? Patauger dans la bouche des gens toute la journée ! Et en même temps, ça a l’air tellement passionnant  toute cette technologie !

A dix-huit ans je n’avais qu’une vague idée de ce que faisait un dentiste, idée qui se résumait à ce que j’avais moi-même vécu en tant qu’enfant, ni même aucune idée sur les revenus de la profession. L’argent ne rentrait pas en ligne de compte.

Ce qui me plaisait, c’était soigner les gens. Tous les gens. Les aider. Sauver le monde, yeeeh !

Et puis on m’avait dit « Tu verras, t’auras plein de temps libre ! »

J’ai commencé à comprendre la réalité du métier à la fac, bien après le concours donc… Les difficultés techniques, les douleurs, les peurs, les limites financières, le sang, la salive, les projections dans mon visage, le dos tordu toute la journée…

Les études étaient cependant passionnantes, la technique incroyable et l’enseignement d’une grande qualité. Je me disais qu’on devait s’habituer à tout le reste, se blaser.

Ensuite, il y a la clinique. Après la théorie et les travaux manuels, on soigne l’humain.

D’abord, il faut faire le deuil de son dégoût. Qu’ils soient appétissants ou pas, il faut accepter d’entrer dans les bouches des autres, d’y faire des trous, extraire, extirper, cureter, planter des aiguilles, suturer… Lorsqu’on actionne la turbine, celle-ci envoie un jet d’eau (spray) qui vient rebondir dans le fond carié, se charge de bactéries voire de sang et vient finir sa course sur nos lunettes, nos cheveux, notre masque, notre blouse et sur notre peau (bras nus, tempe, front). Il faut accepter cela.

Pourquoi ? Parce que ce métier est impossible si on n’accepte pas.

Pourquoi accepte- t’on ? Soit parce qu’on aime les gens, soit parce qu’on aime l’argent. Après c’est à proportion variable selon les individus…

Il faut donc accepter. D’autant plus qu’on ne réalise vraiment cela qu’avec les soins sur les patients qui ne commencent qu’en… troisième année !! Autant dire qu’on a déjà passé le plus sélectif des études, alors peu abandonnent. On se fait violence. On le doit, sinon on a passé le concours pour rien.

Car comment peut-on « prendre plaisir » à ça ???

À moins d’être cinglé…

C’est dur. On en prend « plein la tête » au propre comme au figuré.

Une patiente hier me dit : « Je suis contente que ce soit la dernière séance, j’en avais marre. Même si vous, ça ne vous arrange pas que je n’ai rien d’autre…enfin…il en faut pour tous les goûts… »

Comment peut-elle imaginer que j’ai pris du plaisir à lui dévitaliser une dent ? (En trois séances parce qu’elle avait un canal supplémentaire récalcitrant et qu’elle a eu mal à chaque fois entre les séances)

Comment peut-elle imaginer que je ne sois pas contente pour elle que tout aille bien ?

« Il en faut pour tous les goûts »

Eh bien, ce n’est pas le mien. Tous les actes sont difficiles et stressants. TOUS. Le plaisir n’est que dans la finalité, dans la réussite du soin.  Tu t’approches à 20 cm du visage d’une personne stressée, souvent carrément  terrorisée par la proximité d’une turbine qui tourne à 80 000 tours/minute. Tu sens son stress, tu sens le tien. Tu dois réussir l’acte malgré la peur, la posture, la langue, les joues, la salive, les nausées, les toux, les particularités anatomiques, l’état de santé du patient, son aptitude à comprendre, son propre dégoût, ses demandes particulières, ses capacités financières…

Gros moment de stress pour tout le monde.

Alors quand j’ai réussi tout ça et que le patient m’envoie quand même une vanne : « oh ! J’aime pas venir vous voir ! Quel métier dégueulasse ! Faut bien se faire plaisir ! J’espère ne pas vous revoir de si tôt… ». Alors je me dis qu’il faut que je change.

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